(Quai du Polar 2017) Interview : Marin Ledun "Je suis incapable de décrire physiquement mes personnages mais je sais exactement ce qu'ils ont en tête""

(Quai du Polar 2017) Interview : Marin Ledun "Je suis incapable de décrire physiquement mes personnages mais je sais exactement ce qu'ils ont en tête""

Marin Ledun (France) est l'un des invités de Quai du Polar 2017 parmi plus de 100 auteurs conviés.

 

Marin Ledun est l'auteur d'une dizaine de romans romans. Pour le moment, je n'en ai lu que quatre ("Dans le ventre des mères", "L'homme qui a vu l'homme", "Au fer rouge", et "En douce".... Je suis plongé dans "Les Visages Ecrasés"). Des livres qui m'ont paru toujours très singuliers dans l'univers du polar. Dans l'un de ses derniers roman *, il est question d'une valise échouée sur une plage du Pays Basque et de ce que va déclencher sa découverte... L'occasion de l'interroger sur ses habitudes d'écritures alors qu'Arte s'apprête à diffuser mi-novembre le film "Carole Matthieu", adaptation des "Visages Ecrasés" avec Isabelle Adjani dans le rôle principal.

Frédérick Rapilly

* Voir la chronique de "Au fer Rouge" sur le blog...

* Voir la chronique de "En douce" sur le blog

* Cette interview date de janvier 2015

 

D'abord, où écris-tu ? Toujours au même endroit, ou pas ? Le rituel est toujours le même depuis trois ans : un ordinateur fixe, sur un bureau que j’ai construit moi-même, dans des planches de pin que j’ai faites scier en 2010 sur un vieil arbre tombé pendant la tempête Klaus de janvier 2009 derrière chez moi. Quelque chose d’assez simple et de pratique pour y entreposer tout ce dont j’ai besoin pour écrire : papiers, crayons, imprimante, coupures de presse, ciseaux, colle, lectures du moment, carnets de notes, feuilles volantes… Peux-tu décrire ce lieu ? Ce que tu vois, ou pas ? Est-ce un bureau ? As-tu une fenêtre qui t'ouvre vers l'extérieur ? Peux-tu décrire la vue si tu en as une ? Le bureau est situé au milieu du salon. Une fenêtre sans vue sur ma droite et une porte-fenêtre ouvrant sur un carré de verdure sur ma gauche. Ma vue principale est un mur, l’écran de l’ordinateur et les images qui me trottent dans la tête.

As-tu des post-it aux murs, des photos accrochés pour t'inspirer ? Des photos de famille, le tableau d’un ami, une encre de Chine réalisée par mon père trente ans plus tôt, des babioles… Quand tu écris, as-tu des rituels ? Quels sont-ils ?

J’ai gardé de la rédaction de ma thèse de doctorat et de mes années comme salarié à France Télécom des habitudes de « bureau ». J’écris à heures fixes, en journée, comme d’autres se rendent au travail. Il m’arrive rarement de rester tard pour écrire. En fin d’écriture d'un roman, souvent, j’en arrive à un stade où je rêve la nuit de mes personnages. Le reste du temps, je suis quelqu’un de plutôt équilibré, sans rituel, sans tic, sans toc. L’écriture est un métier.

Des auteurs comme Paul Colize ou Bernard Minier se fixent des règles très personnelles d'écriture, comme de ne pas commencer un chapitre par : "Et..." As-tu ce genre de "fixettes" ? Je n’ai aucune règle, sinon, d’essayer de jamais refaire la même chose pour ne pas m’ennuyer ou risquer d’enfermer le lecteur dans une routine. Un chapitre est pour moi comme un petit court-métrage libre qui démarre au moment où j’allume la caméra. Mes chapitres peuvent débuter par un dialogue, par une description, par un cri, peu importe. L’idée est d’essayer d’entrer directement dans une ambiance, des sonorités, des odeurs, sans longues descriptions inutiles. Quelque chose de très factuel.

Ecoute-tu de la musique en même temps que tu écris ? Si oui, peux-tu me citer quelques artistes ? J’écoute beaucoup de musique, je joue un peu de guitare pour moi-même, et je pourrais rester des heures à écouter mes morceaux préférés sans rien faire d’autre. Mon problème, c’est donc que "j’écoute" la musique. Dès qu’un morceau passe, je l’écoute. Je suis donc incapable de travailler en musique sans… arrêter de travailler. Autant la vie autour de moi, les bruits d’une maison, etc, ne me dérangent pas pour écrire, autant la musique me donne envie de faire... de la musique.

As-tu une routine d'écriture qui s'est mise en place au fil des livres ? Quand tu écris, est-ce que tu imagines d’abord les scènes et ensuite tu vas les valider avec des spécialistes ?

Point de routine ! Une méthode de travail, peut-être. Me documenter, beaucoup, sur le sujet choisi, construire des personnages ensuite, me raconter leur vie, leurs agissements, puis élaborer une trame narrative très détaillée, avant de mettre ma documentation de côté, oublier mon plan et me consacrer uniquement à l’écriture, à la petite musique de l’écriture, aux mots, aux sensations. As-tu un souvenir précis d’un roman qui t’ait frappé lorsque tu étais enfant ou adolescent ? Un en particulier qui t'ait marqué plus que d’autres ? Quelle scène en particulier ?

La scène dans Le petit arpent du bon dieu d’Erskine Caldwell où l’un des protagonistes déterre des endives dans un champ voisin, affamé, pour les croquer à pleines dents et s’en délecter comme s’il s’agissait de la meilleure nourriture qui soit. Caldwell est un écrivain majeur du XXème siècle, un contemporain de Dashiell Hammett, trop souvent ignoré ou méconnu. Quel dommage ! Lisez aussi La route du tabac ou Le doigt de Dieu.

Etais-tu un petit garçon ou un ado qui racontait des histoires ?

Très jeune, oui. J’aimais le moment des rédactions ou des dissertations en français ou en langues, j’écrivais de mauvaises pièces de théâtre, puis adolescent, cela m’a passé et j’ai préféré lire ou écouter en musique les histoires des autres.

Quel genre d’études as-tu commencé ensuite ? Plutôt littéraires ?

Des études en sciences économiques, après le bac, puis des études en sciences de l’information et de la communication pour terminer par un doctorat en communication politique. On est donc assez loin des études littéraires !

Comment es-tu devenu romancier ? Comment ta première histoire a-t-elle été éditée ?

Par hasard. J’ai écrit un court texte, sans trop savoir pourquoi. Ce texte, après lecture de mes proches, est devenu le chapitre central de mon premier roman, Marketing Viral, que j’ai envoyé à cinq éditeurs qui, à ma grande surprise et à l’exception d’une lettre manuscrite de refus et d’insultes, ont tous été intéressés. Un an plus tard, mon premier roman paraissait aux éditions Au Diable Vauvert.

Tes personnages... Sont-ils réels ou inventés, ou un peu des deux à la fois ? Fais-tu comme Ken Follet qui colle aux murs des photos d'acteurs piochés dans des magazines ? Peux-tu donner des exemples ? Quand tu crées tes personnages, t’inspires-tu du physique ou de traits de caractère de gens dans ton entourage ? Mes personnages sont de pures fictions, créés uniquement pour servir les besoins de l’histoire que je souhaite raconter. Il y a bien sûr des influences, inconscientes la plupart du temps, qui renvoient à des personnages de chansons, de films ou de romans, mais en réalité leur existence est dans mes romans uniquement dévouée à servir mon histoire. Prenons par exemple le cas du lieutenant Emma Lefebvre dans mon dernier roman, Au fer rouge. Je serai incapable de dire à quoi elle ressemble physiquement ! Est-elle blonde, élancée, brune, musclée, rousse, cheveux longs, courts, ondulés ? Je n’en sais rien. Par contre, je sais exactement ce qu’elle a en tête, je connais ses actes et ses actions par cœur. Je sais comment elle réagirait dans telle ou telle situation. Je sais comment elle réagirait dans mon histoire. Je sais comment elle réagirait dans les années qui précèderaient mon roman ou dans les années qui suivraient le roman, si je devais écrire une suite (ce que je ne ferai pas).

Et toi ? De quelle façon es-tu présent dans tes livres ?

Mes romans sont d’une certaine manière ma vision du monde. Pris les uns après les autres, j’imagine qu’ils font sens. Mais je serai bien incapable de te dire à quel point ils me ressemblent. Prenons Au fer rouge : je ne me retrouve personnellement dans aucun de mes personnages. Je suis également présent par ma manière d’écrire, par mes partis-pris narratifs, mes angles de vue, ma méthode d’écriture. Rien de direct avec les histoires que je raconte, en tout cas, je crois, et de moins en moins si jamais ça a été le cas dans mes premiers romans.

Est-ce que tu cherches à rencontrer les personnages qui seront dans tes livres ou s'imposent-il à toi ?

Encore une fois, mes personnages s’imposent d’eux-mêmes en tant qu’outils pour raconter mes histoires. Je m’explique. Mes romans sont des histoires et des supports pour parler des rapports de domination, du pouvoir, de l’amour, de la bêtise humaine, bref : des rapports sociaux et des relations humaines. Quand je parle de souffrance au travail, par exemple, dans Les visages écrasés, c’est bien plus la mécanique de l’entreprise que je décris, mécanique telle qu’elle a été élaborée et pensée par des hommes et des femmes pour mettre au travail d’autres hommes et d’autres femmes. Dans La guerre des vanités, parler de suicides d’adolescents n’est pas se substituer ou prétendre répondre à la douleur des familles ou entrer dans le jeu malsain de la psychiatrisation de ces questions, mais plutôt de questionner le monde consumériste, scientiste et technicien dans lequel vivent ces adolescents. Mes points de départ sont donc plutôt des anecdotes, une accumulation de faits, des sensations, des colères, de constats, des actes, les paroles d’une chanson (Chealsea Monday de Marillion, pour Modus Operandi, par exemple), qui au bout d’un moment, plus ou moins long (je parle en années), font sens et permettent l’élaboration d’une idée, puis de personnages, puis d’une histoire cohérente....

... Tu peux développer ?

Je reviens sur l’exemple d’un de mes romans, Les visages écrasés pour essayer d’être plus clair. Il s’agit d’un roman réaliste, mais le réalisme ne doit pas être confondu avec la réalité. Ce livre est une fiction qui exprime le réel, à la rigueur qui le re-construit sous forme de récit, mais en aucun cas qui prétend s’y substituer. Je n’exprime pas un point de vue, je raconte une histoire, celle du monde de l’entreprise aujourd’hui, sous l’aspect des rapports professionnels, à partir d’une masse de récits de travailleurs, de médecins, de psychiatres, d’employés, etc. France Télécom / Orange n’a pas le monopole de cette histoire, qui concerne tout le monde aujourd’hui, et je ne prétends pas avoir le monopole de l’analyse du cas France Télécom. Il y a des spécialistes, des sociologues, des psychologues ou des historiens, mais aussi des syndicalistes, des médecins, etc. dont c’est le métier et qui font ça très bien, et qui rapportent de nombreux éléments qui peuvent, en retour, venir nourrir la fiction. Sur le choix de la plate-forme téléphonique, du centre d’appel, l’idée n’était évidemment pas d’évoquer Orange, mais de prendre un exemple représentatif dans l’imaginaire collectif, autour de ces questions, et de surcroît, un exemple dont je me sente légitime de parler. Je connais l’univers des télécoms pour y avoir travaillé sept ans. Les visages écrasés aurait pu se passer dans une usine, chez un concessionnaire automobile, dans un centre de tri postal, une mairie, une collectivité territoriale, un centre hospitalier, une école (comme l’a fait Laurent Cantet dans Entre les murs) ou encore une prison (comme l’a fait Audiard dans Un prophète).

Avant de te lancer dans l’écriture de polars, as-tu consulté des méthodes, des guides genre « Le thriller pour les nuls » ? Absolument pas ! Et à mon avis, il vaut mieux éviter. La seule méthode qui vaille c’est : lire, beaucoup, et écrire, écrire et encore écrire, tout le temps ! Quand tu commences une histoire, connais-tu forcément la fin ? Avant d’écrire un livre, prépares-tu un plan ?

Quand je commence une histoire, la fin est déjà écrite puisque la structure de mon roman est déjà rédigée, parfois sur des dizaines de pages, du début à la fin. Pas de surprise ! Je sais où je vais. Cela me permet de rester concentré sur la petite musique de l’écriture. Une fois, j’ai dérogé à la règle, pour Zone Est, et pour être franc, il ne s’agit pas de mon meilleur bouquin…

Et toi ? Es-tu présent dans tes livres ? Certains de tes personnages sont-ils des prolongations de toi, de tes proches ?

En aucun cas. Jamais.

Si je vous en donnais la possibilité, quel livre aurez-tu aimé avoir écrit ?

L’assassin qui est en moi, de Jim Thomson, sans hésiter.

Si tes livres étaient adaptés pour la télé ou pour le cinéma (je crois que c'est le cas pour "Les Visages Ecrasés" dont le tournage démarre en mars ?), qui verrais-tu pour incarner les personnages que tu as imaginé ? Par exemple, pour "Au fer rouge".... Dans le rôle de la lieutenant Lefevbre. Les visages écrasés est effectivement en cours d’adaptation, réalisé par Louis-Julien Petit (allez voir son formidable Discount) et avec Isabelle Adjani dans le rôle du docteur Carole Matthieu. Pour Au fer rouge, concernant le lieutenant Emma Lefebvre, je verrais assez bien une formidable actrice comme Corinne Masiero.

 

Est-ce que tu lis beaucoup, ou pas ? Quoi ? Qui ? Je lis beaucoup, tout le temps et partout. De tout. Beaucoup de sociologie, de psychanalyse, de philosophie, d’essais, la presse, quotidiennement, nationale, régionale, locale, militante, engagée ou pas, mais aussi de la science-fiction, du polar, du roman noir, des français comme des étrangers. En vrac, pour la partie polar, Varenne, Dessaint, Mathieu, Pirozzi, Oppel, Marpeau, etc., et pour ceux que je relis régulièrement, Don Winslow, Larry Brown, Thomson, Ellroy, Chandler, l’immense Harry Crews, etc.

 

Et peux-tu dévoiler (un peu) le sujet de ton prochain roman ? Son titre ? Je ne le sais pas vraiment moi-même car j’en suis encore en phase de documentation et de structuration de l’histoire. Tout ce que je peux avancer, c’est qu’il sera question de lobbying, d’industrie du tabac, de course automobile, de pit babes (les belles filles dans les paddocks) et de salauds, comme toujours.

Interview réalisée via mail par Frédérick Rapilly le 16 janvier 2015

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